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Eugène, le coiffeur

Evelyne Minssen

A Sabine, qui sans le vouloir m'a donné l'idée d'écrire ces lignes…

 

Mon arrière grand-père Eugène, le père de ma grand-mère maternelle, était artisan barbier coiffeur.

 A Oissel, entre Rouen et Paris, il tenait, avec son épouse Jeanne, une petite échoppe où pouvaient prendre place deux clients.

 Les petits fauteuils de bois à l'assise paillée faisaient face à une tablette de marbre et à un miroir encadré de faux bambous de bois clair se croisant dans les angles.

 Jeanne savait manier le rasoir avec dextérité, Eugène lui ayant appris à "faire les barbes", comme elle disait. 

 Le matin, les hommes venaient à la boutique se faire raser, et c'était elle qui s'occupait des clients.

 Pendant ce temps Eugène, enfourchant son vélo, partait dans la campagne environnante, sa mallette de bois fixée sur le porte-bagages. Les plus fortunés des fermiers se faisaient raser à domicile. 

Je n'ai pas connu cet aïeul, mais j'ai souvenir de sa mallette.

 En bois peint en noir à l'extérieur et munie d'une poignée de fer, elle se fermait d'un bruit sec au moyen de deux boucles métalliques. A l'intérieur, se superposaient des casiers de tailles différentes sur deux niveaux.  

Chaque outil avait sa place : le savon à barbe dans sa boîte brillante, le blaireau noir et blanc, les rasoirs petits et grands à longue lame, dits "coupe-choux", les ciseaux, le peigne à moustache, le gros pinceau rectangulaire en poils de martre pour épousseter le cou, et la lanière de cuir montée sur bois avec un manche, servant à affûter la lame du rasoir…

 Il apportait tout son attirail chez ses fidèles pratiques, une ou deux fois par semaine selon la demande, le rendez-vous se prenant oralement d'une fois sur l'autre.  Il arrivait qu'on lui demande alors une coupe de cheveux, mais cette opération se faisait plutôt à la boutique.

 C'était de préférence dans l'après-midi qu'avaient lieu les coupes de cheveux, exécutées par Eugène.

 Naturellement, seulement les hommes fréquentaient le salon.

 Au début du vingtième siècle, les femmes ne coupaient pas leurs cheveux, elles les portaient longs, en chignon plus ou moins volumineux selon l'épaisseur de la chevelure. Jeanne, la femme du coiffeur ne faisait pas exception. Plus tard sa fille, ma grand-mère, ferait partie des élégantes modernes qui arboreront la coupe dite "à la garçonne", mais alors la mode n'en était pas encore là… 

Eugène et Jeanne vécurent convenablement durant des années de cet artisanat.

Mais peu à peu les hommes apprirent à se raser eux-mêmes, et se passèrent progressivement des talents du barbier.

 J'ai longtemps vu chez mes grands-parents un des petits fauteuils, vestige du salon d'Oissel.

 J'ai toujours su ce qu'était ce modeste meuble, ma grand-mère le nommait justement : le fauteuil de coiffeur.

 Monté sur quatre pieds longs et fins, il avait à peu près la taille d'une chaise, la paille de son assise usée par endroits. Le dossier, nettement plus large en haut qu'à sa base, soutenait deux bras de bois polis par les coudes des clients, s'arrondissant en grosses boucles en appui sur l'avant. Non pas un fauteuil appelant au repos, mais un siège pour se tenir droit face au miroir et devant le coiffeur.

 La mallette vide a fini son existence, transformée par ma mère en nécessaire à chaussures pour mon frère aîné lorsque celui-ci est entré pensionnaire au collège.

 Une grande partie des outils s'est perdue. Cependant, je possède encore, transmis par ma grand-mère, une paire de ciseaux de coiffeur et un coupe-chou ayant appartenu à son père, le barbier coiffeur Eugène.

 Un jour j'ai demandé à ma mère pourquoi ses grands-parents avaient finalement fermé leur commerce.

Dans ce mouvement simultané des sourcils et des épaules désignant la fatalité, mais avec un sourire amusé aux lèvres, elle m'a répondu :

" Parce qu'Eugène avait fini par être plus souvent au café d'en face que dans sa boutique !"

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