Compère de notre épopée et aussi têtu qu’un
fox-terrier, le poil fait de la résistance. On a
beau le raser, l’épiler, lui cramer le bulbe avec de
l’électricité ou l’aveugler d’un rayon laser,
vaillant petit soldat il revient fleurir sa peau
chérie. Duvet d’angelot ou étole velue, le poil,
pourtant protecteur et soyeux, est indésirable,
impudique. Et le gredin s’accroche à ses aisselles,
ose des percées sur des torses jusque-là imberbes,
boucle l’ourlet de nos narines d’une vibrisse
malséante. L’impudent a le tort de nous renvoyer une
image de notre corps trop naturelle, lui qui se rêve
au plus près des canons esthétiques de la culture.
L’épilation nous rendrait-elle de façon illusoire le
schéma corporel de notre petite enfance ? « La
notion de beauté est liée à la juvénilité, écrit
France Borel. [...] Le social [...] intervient pour
gommer ce qui est trop humain afin de rendre le
corps plus abstrait, moins présent biologiquement,
comme si l’obscénité n’était rien d’autre qu’une
trop forte présence, un excès de corps » (1).
Ce n’est pas d’hier que l’humanité ne supporte
plus ses villosités. Que la raison soit d’ordre
religieux, esthétique, érotique, hygiénique ou
prophylactique, l’épilation est une pratique
universelle. Bien avant notre ère, les Chinoises
s’arrachaient les sourcils pour les remplacer par un
trait de crayon noir jugé plus gracieux, bien
qu’assez inexpressif. Les Egyptiens, tout comme les
Babyloniens et les Phéniciens, traquaient leur
offensante pilosité à l’aide de pinces de bronze.
Seuls les dieux étaient habilités, avec les rois et
les reines, à por-ter une barbe postiche. Quant aux
Turcs, ils se servirent du premier dépilatoire
chimique connu, le rusma. Utilisé dans les harems,
ce mélange de chaux vive, d’orpiment et d’amidon
s’employait encore au xixe siècle pour combattre la
teigne.
En Occident, les puritains voient dans
l’épilation un péché : remanier l’oeuvre du Créateur
est un acte profane. A la fin du xiiie siècle
pourtant, si un beau sein est susceptible d’inspirer
le désir, « la chambre de Vénus » provoque encore un
effroi craintif chez ces clercs qui n’en ont pas
percé les mystères. Et Jean de Meung, un des auteurs
du « Roman de la Rose », recommandait qu’on rase «
l’araignée » qui s’y trouve tapie, afin que l’amant
ne puisse y « cueillir mousse ». Au mariage du duc
d’Orléans, lorsqu’on lui passa sa chemise, toute la
cour put constater qu’il avait le pubis rasé.
L’histoire ne dit pas si le futur Philippe Egalité
voulait éradiquer une colonie de morpions ou, plus
sensuellement, éduquer sa fiancée à l’art d’être
peau contre peau.
Dans un article intitulé « Il s’en faut d’un poil
» (2), Jimena Paz Obregón apporte un éclairage sur
l’obsession épilatoire des Indiens Onas et Alakalufs.
Malgré leur pilosité clairsemée, ces deux ethnies de
l’extrême sud du continent américain ne tolèrent
aucun poil du corps et s’épilent sourcils et pubis.
Les femmes Onas vont jusqu’à arracher le duvet des
nouveau-nés quelques jours après la naissance. Ce
souci d’obtenir une peau glabre tendrait à «
affirmer et préserver leur humanité par rapport au
monde naturel. Aussi mettent-ils un point d’honneur,
à la fois éthique et esthétique, à se différencier
des animaux [...]. Il leur faut s’épiler pour éviter
toute confusion entre le corps humain et la bête ».
Quant aux métis des pays les plus européanisés
(Chili, Argentine) - où les Indiens ont longtemps
refusé le métissage -, la jeune ethnologue note : «
Les hommes portent très fréquemment la barbe ou la
moustache, tandis que les femmes attachent une
énorme importance à l’épilation du duvet et des
poils, considérant qu’il serait sale de ne pas les
enlever. »
Il en va tout autrement dans les zones où l’une
des questions fondamentales est de définir qui est
indien et qui ne l’est pas (Pérou, Mexique). Le poil
émerge alors comme un facteur de différenciation :
les femmes non seulement ne s’épilent pas, mais
exhibent leurs jambes poilues comme signe de
non-indianité.
Retour en Occident. Si la pilosité dissimule
l’intimité féminine, n’oublions pas que la
conception de la pudeur a plus à voir avec les
organes sexuels que la nudité en soi. Pour la
psychanalyse, le symbolisme du poil est lié à la
sexualité. Cela explique en partie la volonté
puritaine américaine (exprimée par le Code Hays) de
supprimer le moindre poil au cinéma. A l’image d’un
Tarzan ambigu, les acteurs des années cinquante se
rasaient jusqu’en lisière du scrotum dans l’espoir
de décrocher un rôle.
Le poil, symbole de virilité chez l’homme - selon
une expression figurée très ancienne : « Plus il est
poilu, plus il est couillu » -, est déclaré
maléfique lorsqu’il recouvre tout son être, preuve
d’une vie végétative, instinctive et sensuelle. Le
barbu, le velu est assimilé au dieu des cultes
pastoraux, le lubrique Pan. De nouveau, la tendance
est au lisse : l’imberbe fait figure de demi-dieu.
Il défit le temps.
Homeric est journaliste et écrivain. Dernier ouvrage
paru : « le Loup mongol » (prix Médicis 1998 ;
Grasset, 1998). (1) « Le Vêtement incarné » (Pocket,
1998). (2) Paru dans « les Figures du corps »
(Société d’Ethnologie, Université Paris-X).